14
Coco Aravena regardait les trois hommes qui fumaient en silence, buvaient leur vin à petits coups et hochaient la tête d’un air accablé. Plusieurs minutes s’étaient écoulées ainsi. Pour seule amabilité, Arancibia l’avait lâché et poussé jusqu’aux planches du comptoir.
— Moi je me tire, dit Cacho Salinas.
— Attends, l’interrompit Garmendia, tu ne crois tout de même pas que je comptais sur un connard pareil ?
— Je pourrais avoir un peu de vin ? demanda Coco Aravena.
— Par en haut ou par en bas ? lui lança Arancibia et l’éclat de rire des deux autres l’incita à esquisser un sourire, pas très convaincu cependant.
C’est alors qu’il le reconnut. Comme il avait changé, comme il avait vieilli cet ancien Tonton Macoute de la Brigade Ramona Parra, la troupe de choc des Jeunesses communistes coupable de lui avoir infligé la plus grande humiliation de sa vie de militant.
C’était en 1971, socialistes et communistes avaient organisé une assemblée à l’Institut pédagogique pour donner des informations sur la campagne d’alphabétisation décidée par le Gouvernement populaire, chercher des volontaires et, au passage, parler des défis de la bataille de la production.
Il y avait de l’enthousiasme dans l’assemblée, les gens demandaient la parole, se présentaient : un tel, du comité de la faculté de philosophie : nous avons des camarades alphabétiseurs prêts à partir dans les campagnes dès que le problème du transport sera résolu. Une telle, du comité de l’école de journalisme : camarades, il semblerait que le travail d’alphabétisation dans les mines soit négligé, les mineurs sont l’avant-garde de la classe ouvrière, ne l’oublions pas. Des commissions, des couples se formaient, on chantait en levant le poing.
Au milieu de l’assemblée, Coco Aravena était en pleine euphorie car la commission chargée de l’agitation et de la propagande du parti communiste révolutionnaire marxiste léniniste maoïste, tendance Enver Hoxha, très différente de la coterie liquidationniste qui se faisait appeler parti communiste révolutionnaire marxiste léniniste pensée mao tendance drapeau rouge, l’avait chargé de la lecture d’une résolution du comité central appelée à changer l’histoire.
On lui avait donné la parole et il avait commencé à lire un tract qui critiquait, avec une dureté insolite, la conduite de la guerre au Viêtnam, accusait le Viêtcong et Ho Chi Minh de déviationnisme social impérialiste, mais les mains puissantes d’Arancibia arborant le brassard de la Brigade Ramona Parra l’avaient empêché de poursuivre et transporté sans toucher terre à un bout de l’assemblée. Il était resté là, au milieu d’une douzaine de brigadistes qui, non contents de commenter le toupet de ces pro-chinois de merde, le regardaient avec une évidente hostilité.
Coco Aravena avait essayé de distribuer aux brigadistes les tracts où se trouvaient les grandes vérités du Parti, mais personne n’avait sorti les mains de ses poches.
— Voyons voir, Pékinois, tu en as combien ? À peu près une cinquantaine, je crois, avait dit Arancibia en lui arrachant la liasse.
Aravena avait protesté :
— Nous sommes rassemblés ici pour confronter des idées et mon parti a le droit de réaliser des actions de propagande. Les méthodes du révisionnisme ne nous feront pas taire.
— Tu as parfaitement raison, n’est-ce pas, camarades ? On discute, on reçoit et on digère les idées. Nous, on va t’aider à les digérer. Prends tes tracts et fais-en un rouleau bien serré, avait dit Arancibia.
— Laissez-moi retourner à l’assemblée. Les intimidations n’ont jamais résolu les contradictions au sein du peuple.
— Ne sois pas têtu, fais un rouleau, avait conseillé un brigadiste.
Et ils avaient commencé à resserrer le cercle.
Coco Aravena avait eu l’impression d’être un chrétien dans un cirque romain ; en cherchant de l’aide, il avait aperçu Cacho Salinas et Lolo Garmendia à l’extérieur du périmètre et s’était réjoui de leur voir porter le brassard des Jeunesses socialistes. Il les avait appelés à grands cris.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Pékinois, tu as des ennuis ? lui avait dit Salinas en guise de salut.
— Vous me connaissez, vous savez que nos différences ne sont pas irréconciliables. Mon parti adhère lui aussi au mouvement des non-alignés et nous sommes pour la non-ingérence dans les affaires internes des peuples.
— Putain, tu es drôlement intéressant, connard. Quel est le problème ? avait demandé Garmendia.
— Il n’y a pas de problème, avait dit Arancibia, c’est juste que le camarade doit digérer ses idées. Il doit donc les introduire dans son corps. Choisis : ou tu bouffes tes tracts un par un jusqu’au dernier, ou tu te les fourres dans le cul. Tu as donc deux options : par en haut ou par en bas.
Le goût de l’encre pour ronéo lui était resté dans la bouche pendant des mois.
Lucho Arancibia lui servit un verre de vin sans cesser de rire.
Coco Aravena but, la chaleur de l’alcool lui fit oublier qu’il était trempé, il prit une cuisse de poulet et éclata de rire à son tour.
— J’ai bouffé tous les tracts. Pendant longtemps ma fiancée m’a dit qu’elle avait l’impression d’embrasser Gutenberg. Bande de salauds !
— Qu’est-ce que tu fous ici, Coco ? lui demanda Garmendia.
Bizarrement, aucun scénario ne vint à l’esprit de Coco Aravena. Il se contenta de raconter les choses comme elles s’étaient passées et, tout en parlant, découvrit que Concha et lui s’étaient fourrés dans une situation dont l’issue, si elle existait, serait difficile à trouver. À la fin, il posa le revolver sur le comptoir.
— L’homme est mort, tu en es parfaitement sûr ? insista Garmendia.
Aravena acquiesça et, avec une grande économie de paroles, donna tous les détails : le coup reçu par le défunt, l’importance de la blessure à la tête et la quantité de sang qu’il avait perdu ne laissaient pas le moindre doute.
— Ta femme a descendu le spécialiste, se lamenta Arancibia.
— Lolo, maintenant qu’une fois de plus tout est foutu, dis-nous s’il te plaît ce qu’on se préparait à faire. Je veux savoir au moins dans quelle merde j’étais sur le point de mettre les pieds. Raconte-nous et après on va se tirer parce que je suis mort de froid, exigea Salinas.
Garmendia caressa son crâne chauve. Il ne se considérait même pas comme un buveur modéré et pourtant il se servit de nouveau un peu de vin.
— D’accord mais il nous faut d’abord décider ce qu’on va faire de lui, dit-il en montrant Coco Aravena qui réglait son compte à une autre cuisse de poulet.
— C’est facile. On l’emmène au fond du hangar, on l’attache à un poteau, on sort les kalachnikovs et on le fusille. C’est la tradition, non ? lâcha Salinas.
Aravena cessa de manger pour dire qu’on n’en était pas là.
— Tout d’abord, un jugement populaire s’impose avec éléments à charge et à décharge jusqu’à ce que le camarade fasse son autocritique rituelle. Je ne sais pas si vous y avez pensé, mais la compagne du Pékinois se trouve dans un sacré merdier. La seule leçon que j’ai tirée de la défaite, c’est que nous formons une cinquième colonne puissante, celle du sectarisme. Je vous propose de nous inspirer de l’esprit des mineurs asturiens de 34, dit Arancibia.
— Et tu prétends que les militaires t’ont pété un fusible ! Tu as raison, on est vieux et foutus. Qu’il reste, décréta Garmendia.
Aravena ajouta du bois au feu et les quatre hommes s’assirent, plongés dans une quiétude inhabituelle. La pluie tombait toujours avec furie mais rien n’avait d’importance, ni le froid, ni la nuit, ni la certitude que, de l’autre côté du portail, s’étendait la ville hostile et couverte des cicatrices de ce qu’elle avait été un jour.
Salinas, accroché à son verre, se souvint d’un week-end en Galice, les choses allaient déjà plutôt mal avec Matilde et, sous prétexte de cure thermale, il était parti seul passer trois jours à Mondariz.
Arrivé au crépuscule, il s’était installé à l’hôtel mais n’avait pu trouver le sommeil et, au petit jour, il était sorti faire un tour. Tout était recouvert d’un épais brouillard, on ne voyait pas à plus d’un mètre et il s’était dirigé vers une construction métallique à peine visible. C’était un pont au-dessus d’une rivière, on ne la distinguait pas mais on entendait le murmure cristallin de l’eau. Soudain, à quelques mètres devant, il avait vu marcher une femme voûtée, entièrement vêtue de noir, et il avait eu peur, une peur passagère, brève, imprécise, et puis le bon sens lui avait dit qu’il s’agissait d’une vieille Galicienne. Il avait donc continué à marcher et, au bout d’une demi-heure, s’était étonné de ne rencontrer personne.
Le brouillard s’épaississait de plus en plus à mesure qu’il montait vers le village de Mondariz, du moins le supposait-il car, à la sortie du pont, il avait vu un panneau indiquant la direction qu’il suivait. Il entendait le bruit de ses pas sur le chemin de pierres, des pas réguliers qui, brusquement, avaient cessé de l’être, interrompus par d’autres, ceux d’un ou deux marcheurs, peut-être davantage. Les effluves du bois fraîchement coupé, encore humide, avaient commencé à parfumer le brouillard. Il s’était arrêté, avait fermé les yeux et, en inspirant, avait reconnu le parfum de Cautín, de Cañete, de Carahue, ces hameaux perdus dans les brumes épaisses du Sud chilien. Il avait cru délirer, je suis paumé et j’ai des hallucinations, s’était-il dit. En ouvrant les yeux, il avait vu passer Fredy Taberna et l’avait interpellé : Fredy, mon frère, tu as été tué dans le Nord, qu’est-ce que tu fais en Galice ? Derrière lui venait Sergio Leiva, portant son inséparable guitare : Sergio, mon frère, toi, ils t’ont tué à Santiago, qu’est-ce que tu fais ici ? Puis il avait vu passer Lumi Videla, assassinée dans une salle de torture avant d’être jetée dans les jardins de l’ambassade d’Italie. Lumi, qu’est-ce que tu fais en Galice ? Personne ne lui avait répondu et pourtant tous étaient souriants.
Beaucoup d’hommes et de femmes étaient passés, il ne les connaissait pas mais tous étaient ses frères dans le brouillard. Sans peur ni surprise, il avait fait demi-tour pour retourner à l’hôtel. Lorsqu’il était arrivé au bout du pont, le soleil avait commencé à dissiper le brouillard et il n’avait pas douté un instant de se trouver en Galice, en Espagne, sous prétexte de cure thermale pour noyer le chagrin de son chaos sentimental dans l’eau minérale.
Il avait une autre certitude : pour les vaincus, la vie était devenue une nappe de brouillard, la brume des gens condamnés à préserver leurs plus beaux souvenirs, ces quelques années entre 1968 et 1973, marquées jour après jour par le sourire du plus militant des optimismes.
À partir de ce moment-là, Cacho Salinas s’était rappelé le sourire éternel de ses morts et s’était dit qu’aucun malheur ne résistait à un bel éclat de rire.
— Alors, vieux, crache le morceau, dit Salinas en touchant le bras de Garmendia.
— Le spécialiste était justement… un spécialiste. Il devait avoir autour de soixante-dix ans, quelques années de plus que nous, et, curieusement, nous lui devons, sans le savoir, beaucoup des choses que nous savons car il les a léguées à sa manière aux militants.
Vous vous rappelez certaines règles de la clandestinité, je suppose ; le repérage des véhicules inhabituels dans la rue, la nécessité d’avoir sur soi beaucoup de jetons de téléphone, de ne pas descendre toujours au même arrêt, tous ces détails qui circulaient de bouche à oreille et ne figuraient dans aucun texte. Vous vous souvenez aussi des premiers braquages de banques, ou de celui du supermarché Portofino. Commis par des militants sans la moindre expérience, ils étaient pourtant parfaits, propres, sans violence et sans blessés. L’homme qui vient de mourir était derrière tous ces actes. Il n’y a pas participé, il s’est contenté de montrer comment s’y prendre. Certains l’appelaient L’Ombre.
En 1971, la droite a décidé de faire sortir illégalement des devises, il s’agissait de priver le pays de dollars et toute une série de banques ont été créées : privées, anonymes, elles servaient à réunir et à envoyer des fonds à leurs homologues de Miami. Des agents liés à la droite achetaient des dollars à des prix beaucoup plus élevés que ceux des banques centrales ou des maisons de change, les Nord-Américains avaient donné un chèque en blanc pour couler le pays. J’ai rencontré L’Ombre le 1er mai 1971 ; il s’est soudain approché de moi pendant la manifestation, m’a pris par le bras en me disant qu’il voulait me parler. Je l’ai suivi et il m’a laissé perplexe : “Je t’ai observé, tu te déplaces très bien dans la manifestation, tu sais regarder, tu établis des périmètres exacts et, si on te laisse aussi près de la scène, c’est que tu fais partie du service d’ordre socialiste, tu es donc un eleno. Voici une enveloppe, tu y trouveras l’adresse d’une banque secrète ; entre le 12 et le 15 de ce mois, il y aura presque un quart de million de dollars prêts à quitter le pays. Tu y trouveras aussi des instructions pour confisquer cet argent. Vous avez deux jours pour décider ou non de le faire, dans le cas contraire, je donnerai l’information au MIR. Je prendrai contact avec toi après-demain, au café Santos, à cinq heures de l’après-midi.”
J’ai transmis l’information à la direction de l’ELN ; ils m’ont donné l’ordre de me rendre au rendez-vous et de lui dire, oui, on va le faire. Je suis allé au café Santos, L’Ombre buvait un chocolat ; on a parlé une dizaine de minutes et, au moment où j’allais le quitter, il m’a demandé d’attendre : “En cadeau, je vais t’apprendre comment sortir d’ici sans passer par la porte.” Le Santos était en sous-sol, au coin des rues Ahumada et Huérfanos. On est allés aux toilettes des hommes, il a ouvert un vasistas donnant sur un conduit d’aération, on l’a suivi jusqu’à une petite trappe conduisant à un autre couloir, très étroit, couvert de fils électriques, de tuyaux de gaz et de canalisations qui nous a menés devant une porte métallique assez étroite avec un encadrement également métallique. Les bords du cadre arrivaient à quelques millimètres du sol et ils étaient creux. Il a glissé un doigt dans le montant gauche, en a sorti une clé reliée à un ressort, a ouvert puis remis la clé dans sa cachette. Nous nous sommes retrouvés dans un espace très sombre où on entendait haleter des gens en pleine bamboula sexuelle. Ils parlaient en anglais ; elle disait “Oh baby” et il lui répondait “Oh baby”, il n’y a pas beaucoup de dialogues dans les scénarios des films pornos. Nous étions dans un débarras, derrière l’écran du cinéma Roxy. On est entrés dans la salle et on est passés devant des types qui se branlaient et nous ont ignorés. On est sortis dans la rue Huérfanos par l’entrée d’une galerie commerciale ; arrivés là, il a parcouru du regard les cent mètres qui nous séparaient de la porte du café Santos. “Le jeune homme planté devant la vitrine de la pharmacie t’escorte. Dis-lui que personne ne regarde une pharmacie plus de deux minutes. Bonne chance. Ciao, eleno.”
Un groupe opérationnel de l’ELN a confisqué ces dollars et les a remis de façon anonyme à la banque centrale. J’ai revu L’Ombre trois fois et les trois fois nous avons confisqué les dollars de ces banques secrètes. À chacun de nos rendez-vous, il m’a montré des couloirs qui permettaient de s’enfuir dans presque tout le centre de Santiago.
J’ai vu L’Ombre pour l’avant-dernière fois avant de partir en exil. Il vendait des bonbons en face d’un bureau d’état civil. “Je viens tous les jours observer les gens qui ont demandé un passeport. Bonne chance. Je vais te donner un conseil, profites-en pour étudier l’électronique car on fera la guerre avec des fils de fer et des trucs minuscules.”
Et j’ai vu L’Ombre pour la dernière fois trente ans plus tard, il y a environ deux mois, quand j’ai pris possession de la maison de mes parents. Comment était-il entré ? Je ne lui ai pas posé la question, officiellement la maison était vide depuis six mois. Assis dans la cuisine, il lisait, il était plus vieux que dans mes souvenirs et buvait du chocolat d’une bouteille thermos. “Tu es négligé, la calvitie était inévitable mais cette graisse en trop, tu dois l’éliminer, marche, marche tous les jours, ça permet de penser et ça brûle le superflu. Je suis sur une affaire, tu te rappelles la récolte de dollars ? Une banque nous a échappé, le gros lot, je l’avais gardée pour mon assurance vie mais ça n’a plus d’intérêt. L’important, c’est que le banquier est mort dans les meilleures conditions : le 11 septembre 1973, en fêtant le coup d’État, il s’est étouffé avec un canapé et salut la compagnie. Le type était tellement jaloux et méfiant que personne n’a découvert l’endroit où se trouve encore un demi-million de dollars. Les militaires ont défoncé le sol, arraché le crépi des murs, cassé le faux plafond sans trouver la cachette. Jusqu’en 1975 c’était un magasin de porcelaine, il avait l’exclusivité de la marque Lladro. Tu peux imaginer ce que sont capables de faire les militaires dans un magasin de porcelaine. Ils n’ont jamais trouvé ce qu’ils cherchaient, ils ont même utilisé des détecteurs de métaux, de chaleur, des sondes à infrarouge. Rien. Tu veux savoir pourquoi ? C’était mon œuvre, j’avais fait le plan de la cachette la plus sûre. Jusqu’en 1980, l’endroit était un salon de beauté, puis une agence de voyages, ensuite une parfumerie et depuis peu un café topless. Les vitrines sont couvertes d’un voile sombre, dans une semi-pénombre, quatre ou cinq filles servent le café en montrant leurs nichons et un ancien sergent reconverti en maquereau encaisse les pipes faites par les filles dans un cabinet particulier. En résumé, il y a toujours entre cinq et dix personnes, une foule. Si tu tentes le coup, il faut le faire le 16 juillet entre six et huit heures du matin.”
— Mais on est le 16 juillet, fit remarquer Coco Aravena.
— L’Ombre ! s’écria Cacho Salinas, moi aussi je l’ai connu un peu avant de partir en exil, au moment où, comme tant d’autres, je parcourais les rues de Santiago à la recherche d’un contact, quelqu’un qui aurait de vraies informations et des lignes de conduite politique. Si j’ai bonne mémoire, c’était, je crois, au Llano Subercaseaux, cet immense parc qui s’étendait parallèlement à la Gran Avenida. Arnaldo Camu, le commandant de l’ELN, était déjà tombé mais quelque chose me poussait à me rendre souvent au point de contact décidé avant le coup d’État. Je me le rappelle parfaitement, tout comme je me rappelle avoir vu et évité deux camarades du service de sécurité du MIR qui remontaient la rue Santa Fe, peut-être en direction de la maison où Miguel Enríquez est mort en se battant comme un tigre. C’est là qu’il m’a abordé, il portait la salopette bleue de la municipalité de San Miguel et balayait un des chemins du parc. “À ta place, je ne reviendrais plus ici, camarade. Je t’ai vu trois jours de suite et on te remarque drôlement bien. Je me fiche du parti où tu milites mais, si la morale te le dicte, il faut faire quelque chose. C’est le temps de la défaite, le temps de compter les morts, de recommencer à zéro et surtout de garder le moral. Après-demain, à neuf heures précises, il y aura une opération sympathique. Tu tentes le coup ?”
Brisant toutes les règles de sécurité, j’ai répondu oui. Ce type avait une bonté à l’ancienne, celle qu’on admire sur les vieilles photos de la révolution russe ou des Barbudos entrant à La Havane. Il m’a donné une adresse et j’y suis allé. L’opération sympathique a eu lieu à l’angle des rues San Rosa et Sebastopol, j’ai reconnu beaucoup de visages, des camarades du parti communiste, du MIR, des socialistes. On se regardait tous en se demandant si on n’était pas tombés dans un guet-apens. Alors, on a vu approcher un camion de livraison, un énorme véhicule chargé de pains de mie ; arrivé au coin de la rue, il a été tamponné par un camion municipal. L’Ombre en est descendu, il a braqué une arme sur le chauffeur du camion de livraison et on a compris ce qu’il attendait de nous. On s’est emparés de la cargaison et on a commencé à la distribuer aux passants. Je ne sais pas si c’est L’Ombre ou un autre de nos compagnons qui a dit “Nous sommes la Résistance, courage, camarades !” et, peu après, ils étaient toute une foule à recevoir du pain, à nous donner des poignées de main, fortes, chaudes, à nous recommander de faire attention à nous. Tout cela a duré environ dix minutes et, quand les militaires sont arrivés, il n’y avait pas une âme dans la rue, ni de pain ni aucune trace de L’Ombre.
Coco Aravena hocha la tête d’un air désolé et serra fortement les poings avant de parler :
— L’Ombre est mort par ma faute. C’est incroyable mais j’ai participé, moi aussi, à une opération sympathique. Après le coup d’État, j’étais troublé et honteux, je voyais les cadavres dans les rues et les documents de mon parti parlaient des erreurs du Gouvernement populaire et accusaient les victimes de toute l’horreur qui nous est tombée dessus. Un jour, ce devait être à la fin du mois de septembre, je me suis trouvé par hasard à Carrascal, un quartier prolo, et j’ai soudain reconnu plusieurs camarades d’autres partis. Tout s’est passé très vite, un triporteur a coupé la route à un camion de la Gasco, l’obligeant à freiner, le conducteur de la bécane a braqué… ce même revolver ! cria Coco Aravena et ses pleurs transformèrent son visage en un masque de douleur.
— Et vous avez distribué les bouteilles de gaz au nom de la Résistance, conclut Salinas.
Lucho Arancibia resservit du vin, attisa le feu et regarda les sombres plaques de zinc du plafond.
— L’Ombre est également passé par ici. Quand je suis sorti de prison, mes vieux ont organisé une veillée funèbre symbolique, celle de mon frère Juan. L’atelier était fermé depuis plusieurs années et on avait l’intention de le vendre. Beaucoup des nôtres, les voisins, les vieux amis sont venus. C’est ainsi que je l’ai connu : il faisait partie de ceux qui entouraient mes vieux de tendresse. Il m’a appelé, m’a dit qu’il voulait me parler et nous nous sommes un peu éloignés. “Ne vendez pas l’atelier, il peut servir à beaucoup de choses, entre autres à veiller ton frère Alberto quand son corps sera retrouvé. On se reverra.” Et c’est ce qui est arrivé. Plusieurs années plus tard, en 1982, il est réapparu à l’atelier. “Tu t’y connais en métaux, en soudure, en mécanique. J’ai besoin de plusieurs trucs capables de lancer une chaîne d’acier à environ cinquante mètres de hauteur. Demain tu laisseras le portail ouvert et quelqu’un apportera le matériel. Tu tentes le coup ?”
Je l’ai tenté. J’ai fabriqué des arbalètes pour propulser un grappin relié à une corde puis à plusieurs mètres de chaîne en acier. Je me suis pissé de rire, j’ai pleuré de plaisir, j’ai chanté et dansé quand les gars du Front patriotique Manuel Rodríguez ont, pour la première fois, privé de lumière la moitié de Santiago. Mes grappins volaient au-dessus des lignes à haute tension et les chaînes, en tombant sur les câbles, provoquaient de formidables courts-circuits. Ceux qui les lançaient étaient des membres des Jeunesses communistes, les enfants des morts, des exilés, des mecs foutus comme moi. Merde, Cacho, je t’ai dit de me donner une baffe si je parlais trop, dit Arancibia.
Les quatre hommes se regardèrent. Plus gros, plus vieux, chauves et la barbe blanchie, ils projetaient encore l’ombre de ce qu’ils avaient été.
— Alors, on tente le coup ? demanda Garmendia et les quatre verres ont trinqué dans la nuit pluvieuse de Santiago.